Michèle Kahn, Ecrire sur la Shoah

De surcroît, Michèle Kahn a eu la gentillesse de joindre aux réponses à mes questions, un texte qu'elle a écrit pour la revue Le Monde Juif, afin de compléter l'interview. Dans ce texte, elle décrit la naissance du projet La Vague Noire ainsi que son évolution :

Au rabbin Daniel Farhi

A Stasiek et à Solange

Ecrire sur la Shoah quand on ne l'a pas vécue, quelle prétention! De quel droit et dans quel but se permet-on, au risque de défigurer l'histoire et la réalité, d'endosser le pyjama rayé sur les traces de Primo Levi ou d'Elie Wiesel?

Dans mon cas, ce n'est pas moi qui ai décidé de raconter la Shoah, c'est elle qui l'a exigé. Lors des terribles doutes qui m'assaillirent pendant que j'écrivais Le Shnorrer de la rue des Rosiers (lequel fit une première courte carrière sous le titre Rue du Roi-doré) puis La Vague noire, je devais me persuader, sous peine de caler, qu'elle, la Shoah, m'avait sommé d'être sa messagère.

Nous étions à la Pentecôte 1985, à quelques jours près au quarantième anniversaire de la libération des camps.

J'écrivais alors Hôtel Riviera, l'histoire d'une jeune femme dont le destin a dévié parce qu'elle avait deux ans quand ses parents disparurent à Auschwitz. Cet effleurement de la Shoah m'avait été inspiré par un drame familial toujours enrobé d'un silence que je souhaitais voir éclater. J'en fis le récit à Stasiek, un excellent ami qui s'intéressait à mes livres. C'est alors qu'il demanda:

Sais-tu que j'ai été déporté, moi aussi?

La question était mal posée: comment pouvais-je le savoir puisque, hormis aux très proches, il n'avait jamais rien dit?

Ce fut un torrent. Il conta pendant plus de deux heures d'affilée sans s'interrompre et, l'écoutant, je ne pus que pleurer. Après que nous nous fîmes quittés, l'écrivain en moi me dit: Quel itinéraire incroyable! Quel parcours démentiel! Quelle puissance romanesque! Quel livre ! . Tais-toi! répliquai-je avec fermeté. Ce n'est pas ton histoire, tu n'as pas le droit d'y toucher, c'est sacré. L'écrivain, bien que vexé d'être ainsi rabroué, se le tint pour dit.

Cependant Stasiek revint me voir le lendemain.

Te souviens-tu de ce que je t'ai raconté hier?

Comment pourrais-je oublier?

Je voudrais que tu l'écrives.

Et là, quand bien même tremblante à l'idée de la plongée qu'il me faudrait effectuer, je ne me sentis pas le droit de refuser.

Il fut décidé que Stasiek répondrait à toutes mes questions devant un magnétophone et que, ensuite, j'écrirais un roman. J'en étais d'accord, estimant que ce genre littéraire bien souvent sert de meilleur véhicule à la réalité qu'un ouvrage documentaire ou un essai. Dans un roman, la vérité historique devient le ferment du romanesque, et le romanesque donne de la vie et de la chair à la vérité historique.

Cette construction permet d'atteindre des lecteurs dont la motivation première n'est pas l'Histoire. Elle leur fait SAVOIR sans qu'ils aient été confrontés à la nécessité d'apprendre. Il en découle que des gens ayant tout simplement le désir de se distraire par la lecture s'intéressent par exemple aux temps de guerre et de tragédie, ce qu'ils n'auraient pas fait de leur propre chef.

Cependant l'histoire vraie de Stasiek était si belle, si cruelle, si forte que, devant ma page blanche, je ne me sentis pas le droit, au regard de l'Histoire, d'inventer aucun détail. Des recherches au CDJC, au camp de Dachau et au Musée de la Résistance et de la Déportation à Besançon m'avaient garanti la plausibilité du récit. Je m'efforçai de restituer les cinq années de martyre de Stasiek dans toute leur vérité : coups, humiliations, faim, souffrances, omniprésence de la mort, sadisme des officiers S.S. qui obligent un détenu à engloutir des litres de soupe jusqu'à ce qu'il meure d'indigestion sous les yeux de ses camarades affamés. Il me restait encore à tenir ma promesse d'écrire un roman. Face au narrateur, j'installai alors un auditeur, le shnorrer - mot yiddish qui désigne un mendiant professionnel -, ce qui me permit d'insérer le récit de Stasiek dans une trame romanesque et de respecter son vœu.

Mon manuscrit obtint de grands éloges, mais aucun éditeur ne se précipita. On me fit la leçon : je devais choisir un genre littéraire, le récit ou le roman, et m'y tenir. Un éditeur m'avoua même refuser ce texte sans trop savoir pourquoi. Je m'obstinai à le garder tel quel.

Rue du Roi-doré allait enfin être publié chez Ramsay quand un groupe d'écrivains décida de réaliser conjointement une saga du XXe siècle pour la jeunesse, à chacun son roman, et me demanda si je souhaitais participer à l'expérience. Accord donné, il me fut impossible de me rendre à la première réunion, celle où, dans le consensus général, on répartirait les périodes. J'acceptai de me décider ensuite, au vu de la liste.

Cette liste me parvint avec un blanc central: la ligne 1939 - 1945 était vide! Elle t'attendait, répondirent aimablement mes collègues quand je m'étonnai de les voir prétendre réaliser une saga du XXe siècle en éludant son tournant majeur. J'aurais préféré les années folles (autre ligne blanche) mais, cette fois encore, je ne me sentis pas le droit de refuser.

Il s'agissait donc de raconter la Shoah à des jeunes, dont on prétendait à l'époque qu'il convenait de les ménager. Comment s'y prendre? Me souvenant alors que mon amie Solange avait été déportée à Auschwitz à l'âge de seize ans, je me dis que, si elle avait vécu l'horreur, les jeunes de notre temps pouvaient en lire le récit. Elle accepta de témoigner, et m'offrit un coupon de tissu jaune imprimé d'une étoile noire.

Nouveau problème littéraire : il fallait non seulement écrire un roman, mais le rattacher aux éléments de la saga codifiée par le groupe d'écrivains, tel le héros principal, Constant Faure, propriétaire du Bœuf Limousin à Paris, né le 1er janvier 1900. Je décidai donc de diviser mon texte en trois parties. La première et la troisième sont romancées, la deuxième (avril 1944 - mai 1945) constitue le récit de mon amie. Ce fut La Vague noire (Hachette Jeunesse).

Ces deux ouvrages, parus respectivement en 1989 et 1990, eurent chacun à sa manière un destin singulier et curieusement similaire.

un témoignage essentiel sur cette époque maudite, lut-on dans L'événement du Jeudi après la parution en septembre de Rue du Roi-doré, signalée également par d'autres publications nationales ou provinciales qui, avec la presse juive, s'accordèrent à lui trouver un ton juste. L'Alsace soulignait l'importance de cette lecture à l'heure où grincent la querelle du carmel d'Auschwitz et les déclarations de Mgr Glempà).Le Patriote résistant m'offrit un abonnement. Un passage à l'émission Regards de femmes sur FR3 en octobre et un bel article dans Le Monde en décembre survinrent trop tard:la maison d'édition allait déposer son bilan.

Elle avait effectué un tirage de trois mille exemplaires. Je refusai de laisser partir en cendres les sept cents livres qui restaient et les rachetai pour une somme à peu près égale à celle qui m'avait été versée.

Quant à La Vague noire, il est encore plus difficile de se faire une idée sur son impact dans la mesure où, à l'époque, les éditeurs pour la jeunesse promouvaient essentiellement des collections et non des auteurs ou des titres. La saga elle-même avait été dissoute dans la série Verte aventure (sic!). Nicole Zand, dans Le Monde, me fit un clin d'œil en saluant ainsi la parution de La Vague noire: Pour les plus de 10 ans, Hachette publie, dans sa nouvelle Collection verte, Michèle Kahn ou Agatha Christie. Mon manque de modestie naturel me souffle de signaler que Victor Hugo, Jack London et Alexandre Dumas étaient de la partie.

Malgré (ou à cause de) cette brillante compagnie, le livre n'atteignit pas les ventes escomptées par l'éditeur. Il y avait de sa faute : afin de ne pas effaroucher le public, on avait opté pour une illustration de couverture pasteurisée. Sous le titre, une jeune et joyeuse jeune fille émerge d'une mer bleue et verte. Si bien que, le naufrage de l'Amoco Cadiz étant encore présent dans les esprits, les lecteurs s'attendaient à trouver un roman sur la pollution des côtes bretonnes par la marée noire et reposaient l'ouvrage, l'air dégoté, s'ils tombaient sur les mitraillettes des S.S. et les cheminées représentées à l'intérieur.

Solange était réfugiée à Rodez quand elle fut raflée avec 44 autres juifs (je cite de mémoire). Trois seulement, dont elle, restèrent en vie. A mon habitude, je m'étais largement documentée sur la ville où se déroule une grande part de cette histoire; j'avais noué des liens épistolaires et téléphoniques. Quand j'envoyai le livre aux personnes qui m'avaient aidée, aucune n'accusa réception.

Cinq ans plus tard, je dédicaçais mes livres à Obernai, en Alsace, quand une lectrice bouleversée revint acheter un second exemplaire pour l'offrir à sa sœur, professeur de français à Rodez, qui me fit par la suite venir dans sa classe de lycée. Avant de leur faire lire La Vague noire, Mireille Larrouy avait emmené ses élèves à Auschwitz.

Cette lecture conduisit les jeunes à poser des questions dans leur famille sur la façon dont celles-ci avaient vécu l'occupation nazie. Plusieurs furent vertement renvoyés à leurs chères études. D'autres enseignants de cette trempe me permirent, ailleurs en France, de répondre aux questions de collégiens ou de lycéens. Ils furent rares.

En moi-même, je m'attristai du semi-échec de mes deux ouvrages, mais la pudeur m'interdisait de me bagarrer, ainsi que j'aurais pu le faire pour d'autres, afin qu'ils obtiennent un meilleur retentissement. A la réflexion, j'attribue ce mauvais résultat au fait que l'époque pensait tout savoir sur le sujet - on avait lu Marrus, Paxton, Hillberg! - et refusait de s'y intéresser plus. Encore un livre sur la Shoah! s'écriait-on avec écœurement.

Puis, avec le procès Touvier, l'assassinat de Bousquet et surtout le procès Papon, le régime de Vichy se retrouva devant ses juges et suscita un nouvel intérêt public.

Au début de l'année 2000, je reçus un appel de Madeleine Thoby (Actes Sud Junior), demandant à rééditer La Vague Noire, ce que je lui accordai bien volontiers après avoir revu le texte. Cette fois-ci les SS composent le premier plan de la couverture, et mon press-book est dix fois plus épais que le précédent.

Joie suprême : le livre a obtenu le Prix des Incorruptibles 2001, décerné par un jury de collégiens et lycéens de 3ème répartis dans toute la France. De jeunes lecteurs m'ont écrit à cette occasion. Ainsi Céline :Ce témoignage est tellement réel qu'il m'a fait vivre cette terrible époque. D'autant plus que, ayant étudié cette période au même moment en cours d'histoire, j'ai trouvé ce récit encore plus poignant. Et Mathieu: Grâce à ce livre, j'ai mieux compris ce que j'étudiais en histoire.

Toujours au début de l'année 2000, je reçus un appel de Daniel Radford, qui créait avec ferveur le catalogue des Editions Bibliophane et demandait à rééditer Rue du Roi-doré. Là, je fis un travail important sur le texte, donnant notamment plus de poids au shnorrer - évidemment sans rien changer à l'histoire de Stasiek -, ce qui nous valut un nouveau titre: Le Shnorrer de la rue des Rosiers. Frédéric Mitterrand et Philippe Vallet m'appelèrent aux micros d'Europe 1 et de France Info.

Par ces livres, j'espère avoir rendu hommage à tous ceux qui n'ont pas survécu, avoir contribué à garder vivante la mémoire de ce temps et à perpétuer le souvenir de chacun de ceux qui avaient tout perdu sauf la dignité.

Ce qui est difficile pour l'artiste, c'est de réussir à restituer la tragédie sans blesser ceux qui l'ont vécue, de rester modeste et discret. Pour avoir lu tous ces livres, interrogé ces témoins, écrit et réécrit tant de pages, je sais maintenant qu'il nous est impossible d'imaginer vraiment ce que fut la Shoah.

Cependant cette plongée m'a appris à savoir rire de moi, à minimiser l'idée que je pourrais me faire de mes malheurs, à apprécier le bonheur d'être en vie: que sont mes misères, bien installée que je suis dans mes petites habitudes, à côté de ce qu'ont vécu, supporté, dépassé, les prisonniers de la Shoah?

J'ai aussi appris à lire le présent. Le 11 septembre 2001, quand les avions terroristes détruisirent les tours de New York, le Pentagone et notre illusion d'une sécurité occidentale, je pensai ceux qui venaient de périr calcinés, asphyxiés ou écrasés sous les décombres, en me gardant de les enfermer dans une globalité. Il y eut non pas des milliers de victimes, mais plusieurs milliers de fois une victime; chacune endura des souffrances atroces alors qu'elle avait des projets plein la tête; à jamais sa mort déchiqueta la vie de dizaines d'êtres aimants et aimés; chacune aurait pu donner naissance à d'autres enfants et, à sa façon, faire progresser l'humanité. Ainsi y eut-il autrefois, pendant la Shoah, six millions de fois une victime qui, chacune, fut une personne unique.

Il viendra un temps où l'entière mémoire de cette époque maudite reposera entre les mains de peintres, de cinéastes, de musiciens . A chacun de trouver sa forme, l'essentiel étant de résister aux forces de l'oubli.

M. K.

®Michèle Kahn, 2001.

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Mis à jour le 22/07/2002 - Mise en page réalisée par Mylène Pardoen