Le courant Glitch
ou L’esthétique du « bug »
Auteur : Simon Cordat (master MFA – 2017-2018)
1. Biographie du compositeur Yasunao Tone
Yasunao Tone est un compositeur japonais né à Tokyo en 1935. Dès les années 60, il s’intéresse à la musique expérimentale, électronique et à la question de sa performance et de sa représentation à travers le mouvement artistique Fluxus (qui questionne entre autre la place de l’art dans la société). Il s’est inspiré de la pensée bruitiste des années 20 et du traité de Luigi Russolo en montrant que les machines permettent de nouvelles possibilités sonores. De nos jours, il poursuit aujourd’hui ses travaux autour des questions du bruit, du langage et des systèmes de représentation.
Le compositeur est aussi membre du collectif « Team Random », le premier groupe d’art informatique organisé au Japon en 1966.
(photo : Andy Newcombe)
2. Situation historique et esthétique dans le répertoire
Yasunao Tone s’inscrit dans le mouvement appelé Glitch. Bien que ce mouvement de la musique électronique apparaisse véritablement dans les années 1990, celui-ci exploite l’idée de « l’art des bruits » issue des années 1920. Le Glitch est une esthétique basée sur les défaillances électroniques, les accidents numériques. Dû au fait que l’esthétique repose sur le « bug », il n’y a pas qu’une façon de créer cette musique, mais appelle plutôt à l’expérimentation d’une ou plusieurs défaillances informatiques.
« Le glitch est une esthétique basée sur les erreurs électroniques, les défaillances ou autres incidents numériques. Au delà de l’éventuel aspect anecdotique d’une telle approche, qui ne se réduirait qu’à un effet de forme, le glitch est un dialogue expérimental engagé avec la machine et son matériau numérique, sous son aspect instable et problématique. » Kim Cascone, « The Aesthetics of Failure: “Post-Digital” Tendencies in Contemporary Computer Music », Computer Music Journal, Volume 24 | Issue 4 | Winter 2000, p.12-18. |
3. Présentation de l’œuvre
L’œuvre retenue se nomme « Part I », un extrait de l’album Solo For Wounded CD publié en 1997 par le label avant-garde New-Yorkais Tzadik fondé par le compositeur bruitiste et expérimental John Zorn en 1995. L’ensemble du disque est représentatif du courant glitch. La présentation de cette œuvre va nous permettre de comprendre les procédés du compositeur.
4. Commentaire d’écoute
Dans l’œuvre « Solo For Wounded », le compositeur utilise un procédé visant à créer un bug / une erreur informatique, ce qui va apporter ce rendu sonore si singulier. Yasunao Tone a volontairement endommagé des compact-dics, pour ensuite les insérer dans un lecteur de CD, et en a récupéré les informations audio pour créer cette pièce.
Difficile donc de décrire avec précision une telle œuvre, mais nous pouvons noter des effets de CD rayés ou de CD qui « saute », des bruits et des sons parasites/résiduels extrêmes très divers allant du très grave aux aigus perçants. Les sons sont souvent courts dans leur durée, percussifs, avec parfois quelques semblants de rythmes. L’apparition irrégulière des sons forme entre eux des agrégats, un mélange complexe de fréquences.
L’instrument de musique est remplacé par des outils pour créer cette nouvelle matière sonore aléatoire et inattendue, supprimant ainsi tout phénomène d’anticipation musicale.
5. L’innovation du compositeur
Les travaux de Yasunao Tone utilisent un processus de « dé-contrôle » de la lecture d’un lecteur de CD afin de sélectionner de manière aléatoire des fragments d’un ensemble de matériaux sonores. Le compositeur a déclaré que la fonctionnalité de correction d’erreur des lecteurs de CD modernes rendait difficile la poursuite de l’utilisation de cette technique et, pour cette raison, il continue d’utiliser du matériel plus ancien. Outre l’originalité et l’idée de créer de la musique par cet intermédiaire, la musique glitch a une dimension expérimentale par le digital. D’ailleurs, pourrait-on associer cette pratique au post-digital ?
Ces sons ne peuvent être produits que par des machines (utilisation de logiciels existants et d’autres créés spécialement pour le genre), avec des modules d’effets mais en agissant sur les variations du courant électrique d’appareils électroniques. Le matériau sonore glitch est une source inépuisable, sans limites comparé à de véritables instruments. Il y a alors un oubli total du timbre instrumental standardisé par les facteurs et fabricants d’instruments. En effet, ici on créé son propre instrument destiné au bruit que l’on rejoue ensuite par l’écoute.
6. Synthèse générale sur le travail du timbre dans la seconde moitié du XXe siècle
Au cours du séminaire et à travers les différents exposés, nous avons vu que le XXe et le XXIe siècle ont donné lieu à d’innombrables expérimentations et innovations musicales touchant le domaine du timbre. Deux visions sont à prendre en compte : tout d’abord les compositeurs qui restent attachés aux instruments, à la facture instrumentale mais qui s’intéressent aux moyens de les détourner afin de créer quelque chose de nouveau. Ce fût le cas pour Hendrix avec ses effets électroniques et ses nouveaux modes de jeux à la guitare, ou encore dans la musique spectrale où les chercheurs s’intéressent au timbre lui-même en analysant le spectre harmonique d’une note.
D’un autre côté, nous avons vu des compositeurs s’intéressant à la création d’un nouveau matériau sonore par le bruit et l’enregistrement. Schaeffer, Henry, Risset et Tone aspirent à la création tout à fait inédite de nouveaux timbres par le biais de la machine, de l’enregistrement ou de procédés post-digital. Ce travail peut-être bien sûr calculé et construit musicalement sous des formes diverses ; ou pas !
L’observation de la seconde moitié du XXe siècle met en évidence une véritable course au timbre entre compositeurs innovants. L’avancée technologique n’est pas étrangère à ces nouveaux travaux de recherche sonores : on pourrait penser que ces nouveaux instruments, ces outils et ces machines ne sont limités que par l’utilisation que l’on en fait. Ce qui signifie ici que créer de la musique consiste à avoir sous le geste instrumental nouveau, une source infinie de sons offerts par l’informatique musicale. Le compositeur devient alors luthier des instruments qu’il a lui-même créé.
Quelques suggestions d’écoute afin de prolonger cette découverte :
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