Orientations de recherche et thématiques
Comme nous l’indiquions en préambule, l’Art public, l’Art urbain, les Arts de la rue, voire les «cultures urbaines», semblent désigner un rapport entre champ esthétique, champ politique et champ urbain. Ils recouvrent des formes esthétiques diverses, de l’art visuel au spectacle vivant (voire des volontés transdisciplinaires). Ils renvoient à des régimes de légitimité extrêmement contrastés, à des histoires propres quant à leur constitution comme forme identifiée (et/ou reconnue). Si nous évoquions l’opportunité de se situer dans un contexte favorable à la mise en œuvre d’une démarche de recherche sur l’art en espace public (une politique publique en direction des arts de la rue), il importe pourtant de fonder cette démarche dans une perspective large qui interroge l’ensemble des termes sans s’en tenir à une sorte de reconduction des clivages et des méconnaissances disciplinaires mutuelles. Pour le dire autrement, une approche purement définitionnelle, mais plus encore la mise en oeuvre d'une « grille d’intelligibilité » dans une perspective généalogique, parait être un préalable indispensable. Au-delà de cette première approche, la question de l’art en espace public interroge tant la dimension temporelle que spatiale du fait urbain, sa symbolique tout autant que la signification des formes esthétiques qui s’y déploient, l’articulation du politique et du social. D’ores et déjà quelques thématiques émergent, non exclusives d’autres approches ultérieures.
1. Sur le plan de la temporalité, il convient sans doute :
- de reconstituer une archéologie des arts de la rue
Des saltimbanques aux scénographes, les arts de la rue ont une (des) histoire(s), qui constitue(nt) une forme d’archéologie esthétique de la politique urbaine. Il convient de penser et d’élaborer cette histoire des figures, des formes, des pratiques et des acteurs des arts de la rue, à la fois en ce qu’elle constitue un témoignage particulier de l’histoire des villes et en ce que cette histoire a contribué à façonner l’histoire des arts, celle de la musique, des arts visuels, et du théâtre. Mais cette histoire dira aussi les logiques de la légitimation contemporaine des arts de la rue et de leur redécouverte à la faveur de la redécouverte de la ville.
- d’interroger la puissance spécifique de l’éphémère
Parce qu’ils ont des arts de l’errance, les arts de la rue sont des arts de l’éphémère. Leurs représentations sont comme les marchés et comme les foires : il s’agit toujours de manifestations et d’expressions du passage, de formes et de gestes qui se saisissent dans l’instant, d’objets et de costumes que l’on ne reverra sans doute pas, et qui, sitôt qu’ils ont disparu de notre regard, sont déjà dans la ville suivante. Les arts de la rue inventent les spectacles du moment, il faut, par conséquent, les penser dans une temporalité qui n’est pas celle des spectacles et de la durée, mais qui est celle de l’éphémère, du surgissement ainsi que de la trace.
- de repenser la question de la mémoire de la ville
En ce sens, les arts de la rue participent, sans doute, à la construction de la mémoire de la ville. D’abord, en effet, ils permettent la redécouverte et la réappropriation des monuments, des formes, des lieux et des figures de l’architecture et des arts de la ville, en faisant revivre les lieux du patrimoine. D’autre part, ils permettent la relecture de l’histoire de la ville et de ses événements et en donnent des formes et des représentations grâce auxquelles nous pouvons en conserver la mémoire. Les arts de la rue donnent corps à la mémoire de la ville, ils lui donnent les expressions qui permettent de la conserver et de la comprendre.
- de questionner, en retour, la ville contemporaine
Entre commerces, circulation et médias, sans doute les arts de la rue ont-ils du mal à se voir reconnaître une place par la ville contemporaine. Peut-être cette difficulté est-elle, d’ailleurs, significative de la difficulté de la ville contemporaine à reconnaître une place à la rue elle-même, toujours occupée par les voitures, par les commerçants, par les publicités, par les appropriations privées qui la confisquent et qui la ferment aux regards. Les arts de la rue sont, sans doute, un moyen pour les arts de retrouver la rue, d’y reprendre une place dont ils ont été privés ; sans doute les arts de la rue constituent-ils une façon pour la rue de donner aux usages sociaux de la ville et à leurs formes symboliques leur place et leur légitimité. Les arts de la rue permettront, ainsi, que la ville fasse, de nouveau, l’objet d’une appropriation et d’une découverte par les piétons, par les promeneurs, par les flâneurs : les arts de la rue rendraient, ainsi, la ville à ses habitants.
- d’œuvrer imaginairement à l’anticipation de la ville de demain
Les arts de la rue permettent aussi l’invention de nouvelles formes urbaines et l’élaboration d’usages nouveaux de la ville. Ils constituent une sorte de laboratoire des pratiques de la ville de demain. Ils recomposent les lieux de la ville et leur donnent de nouvelles dimensions et de nouvelles perspectives. Ils imaginent de nouveaux gestes, de nouvelles pratiques et de nouvelles formes d’appropriation de l’espace urbain. Ils façonnent un nouveau regard sur leur ville pour ses habitants, qui, grâce à eux, trouvant dans l’espace urbain des lieux nouveaux et des façons nouvelles d’occuper l’espace.
2. Sur le plan de la spatialité, ensuite, il convient également :
- de repenser la ville comme espace de représentation
Les arts de la rue font de la ville que nous habitons un espace dans lequel nous pouvons nous exprimer et dans lequel nous pouvons comprendre et interpréter l’expression des autres. Les arts de la rue rendent à l’agora la dimension symbolique qui nous permet de donner du sens à l’espace urbain et ils lui donnent la voix, la parole et les gestes qui nous permettent de comprendre la dimension politique de la ville. Les arts de la rue rendent à l’espace urbain sa pleine dimension d’espace public.
- d’analyser les registres de « lisibilité » de l’espace public
En l’investissant d’activités symboliques et de pratiques esthétiques, les arts urbains donnent du sens à l’espace urbain. Grâce aux arts urbains, les lieux de la ville deviennent des espaces d’expression et des lieux de signification. Cette dimension symbolique des arts urbains s’exprime, en particulier, dans la confrontation entre les pratiques esthétiques de la rue et les monuments et les figures de l’architecture et du patrimoine urbain. Ces arts contribuent à structurer et à façonner le paysage de la ville.
- d’interroger les dialectiques contemporaines du territoire et de la mobilité
Les arts de la rue sont des arts de l’errance : les artistes qui mettent en œuvre les représentations et les spectacles de la rue sont toujours des artistes d’ailleurs, il s’agit toujours de nomades, qui inscrivent leurs représentations entre deux villes, entre deux espaces urbains, entre deux places. Leurs spectateurs ne sont jamais les mêmes d’un jour à l’autre, d’une minute à l’autre. Ces arts de l’errance inscrivent les formes de la mobilité au cœur de l’espace de la ville, et ils y apportent les paroles, et les significations de l’étranger ou de l’étrange. Mais nous sommes également en train de redécouvrir ce fait majeur que la ville est un espace politique. Les arts de la rue ont à jouer un rôle majeur dans l’élaboration et dans la mise en oeuvre de la politique de la ville. En effet, ils constituent un mode d’expression esthétique de l’identité des habitants de la ville, dans la différence et dans la spécificité de leurs cultures et de leurs expériences. Par ailleurs, ils donnent aux habitants de la ville une voix, des gestes et des expressions qui leur permettent de s’instituer pleinement en acteurs politiques de la ville. Enfin, les arts de la rue articulent la dimension esthétique et la dimension politique des paysages et des lieux de la ville et de l’espace urbain.
3. Enfin, la dimension communicationnelle, relationnelle, nous convie également à approfondir quelques thématiques :
- celles, d’abord de la subjectivité et de l’interaction
Les arts de la rue nous permettent de comprendre autrement, mieux sans doute, les logiques et les formes de la subjectivité qui s’exprime dans la ville. Ils nous permettent de comprendre le regard de l’artiste sur la ville et sur l’espace, ils nous permettent de comprendre le regard particulier du spectateur sur sa ville et sur les jeux qui s’y déroulent, ils nous permettent, enfin, de comprendre les gestes de la rue, de comprendre et de penser notre façon de nous déplacer et de nous mettre en scène dans la rue et dans l’espace urbain. Les arts de la rue renouvellent, ainsi, notre façon de comprendre la subjectivité et les émotions qui peuvent s’exprimer dans l’espace urbain.
- la manière dont s’établit une médiation esthétique de l’urbanité
Les arts de la rue, en occupant l’espace public urbain par des expériences artistiques et par des performances dramatiques et par des représentations de toute nature, expriment une sublimation esthétique de l’espace public et des formes de l’habiter. Par là même, ils expriment une forme d’inconscient de la ville, et constituent, ainsi, une forme de miroir esthétique de la politique de la ville, de l’espace commun, mais aussi de la sociabilité urbaine.
- la constitution d’un espace public communicationnel
Les arts de la rue ont toujours été, aussi, les arts des chansonniers, de l’humour, de la dérision, de l’ironie : ils racontent, à leur manière, l’histoire contemporaine de la ville et de son espace politique. Ils partagent, avec les médias, la fonction majeure du témoignage et du commentaire du temps urbain. Les arts de la rue font, ainsi, partie des formes et des pratiques qui, dans les expériences et les activités de l’information et de la communication, donnent du sens au temps urbain qui passe, aux événements qui scandent la sociabilité urbaine et aux acteurs qui occupent l’espace public.
- la mise en œuvre d’une sémiotique des arts de la rue
Les arts de la rue mettent en œuvre un rapport particulier au sens : la sémiotique des arts de la rue se fonde sur une identification des corps et des formes, sur un mode particulier d’intégration de l’espace aux formes de la représentation et sur une temporalité singulière qui s’intègre à la temporalité de la rue et de la ville. La sémiotique des arts de la rue, qui ne saurait être dissociée de celle de l’espace urbain et des formes de la ville, est aussi une sémiotique des représentations esthétiques des usages sociaux de la ville et de l’habiter.